Les faits
Monsieur X, ressortissant marocain vivant en France depuis plus de dix ans, est marié à une Française depuis cinq ans, et il est titulaire d'une carte de résident.
Il est francophone, il travaille dans le domaine du BTP, et il est parfaitement intégré.
En 2019, alors qu'il se trouve sur son lieu de travail, il reçoit un appel téléphonique de son épouse, qui a subi un sérieux accident de travail.
Il quitte précipitamment son poste, va chercher sa femme en voiture, et l'emmène à l'hôpital.
Selon ce qu'il relate, ils sont reçus par un médecin qui se montre peu concerné par la blessure de sa femme, en minorant la gravité, et qui se serait comporté de manière particulièrement méprisante envers lui (le médecin lui aurait dit en le regardant de haut en bas : « j'ai fait 10 ans d'études, ce n'est pas un peintre en bâtiment qui va m'apprendre ce que je dois faire »).
Monsieur X, déjà stressé par l'état santé de sa femme, est choqué par de tels propos, et indique au médecin qu'il va déposer plainte.
Il quitte l'hôpital avec son épouse, qui lui conseille d’oublier cette affaire.
Quelques jours plus tard, il reçoit toutefois une convocation de police, se rend au commissariat et apprend que le médecin en question a déposé plainte contre lui pour des faits de menaces de mort.
Monsieur X conteste vertement, soulignant que c'est parce qu'il a dit qu'il allait lui-même déposer plainte que le médecin a sans doute pris les devants (on le sait : la meilleure défense, c'est l'attaque).
Monsieur X sera déclaré coupable par le tribunal judiciaire pour les faits de menaces de mort qu'on lui reproche, mais le tribunal tiendra sans doute compte de l'incertitude planant sur ces faits, puisqu'en guise de condamnation il se limitera à l'obliger à suivre un simple stage de citoyenneté, alors qu'il encourait trois ans de prison (art. 222-17 du code pénal, deuxième alinéa).
Malgré le risque significatif d'aggravation de la peine, Monsieur X, qui clame son innocence, fait néanmoins appel de ce jugement, qui sera toutefois confirmé par la cour d'appel tant sur la culpabilité que sur la peine.
Sur le plan pénal, le casier judiciaire de Monsieur X comporte donc une mention, pour ces faits de menaces de mort à l'encontre d'un professionnel de santé, faits punis d'un stage de citoyenneté.
Quoique se sentant humilié par cette condamnation qui lui paraît injuste, Monsieur X passe à autre chose, et puisqu'il est marié avec une ressortissante française, il formule quelques années plus tard une demande d'acquisition de nationalité française par déclaration.
On précisera ici que contrairement à ce que l'on appelle la naturalisation (acquisition de la nationalité française par décision de l'autorité publique), qui constitue une faveur accordée à un ressortissant étranger par l'État, l'acquisition de la nationalité française à raison du mariage constitue un droit pour celui qui en remplit les conditions.
Pour le cas le plus classique, il faut justifier être marié depuis au moins quatre ans avec un.e ressortissant.e français.e, ainsi que d'une vie commune effective avec ce dernier ou cette dernière, qui doit avoir conservé la nationalité française au moment de la déclaration.
Monsieur X tombe des nues en apprenant que le gouvernement français a décidé de s'opposer par décret en Conseil d’État à sa déclaration de nationalité, au motif qu'il est « indigne » de devenir français.
Pour justifier cette décision, le gouvernement évoque les faits de menaces de mort pour lesquels Monsieur X a été condamné quelques années plus tôt.
Nous avons saisi le Conseil d'État, compétent en premier et dernier ressort, qui sera amené à se prononcer dans les mois qui viennent sur le recours pour excès de pouvoir dirigé contre ce décret.
Ce cas d'espèce est l'occasion de revenir sur la possibilité dont dispose le gouvernement de s'opposer par décret à la déclaration de nationalité d’un ressortissant étranger pour un motif tiré de son indignité à devenir français.
On précisera que le gouvernement peut également s'opposer à une déclaration acquisitive de nationalité française pour défaut d'assimilation autre que linguistique.
Ce motif de refus n'est pas abordé ici.
Le droit
Aux termes de l’article 21-2 du code civil, « L'étranger ou apatride qui contracte mariage avec un conjoint de nationalité française peut, après un délai de quatre ans à compter du mariage, acquérir la nationalité française par déclaration à condition qu'à la date de cette déclaration la communauté de vie tant affective que matérielle n'ait pas cessé entre les époux depuis le mariage et que le conjoint français ait conservé sa nationalité. […] ».
Et selon l’article 21-4 du même code, « Le Gouvernement peut s'opposer par décret en Conseil d’État, pour indignité ou défaut d'assimilation, autre que linguistique, à l'acquisition de la nationalité française par le conjoint étranger dans un délai de deux ans à compter de la date du récépissé prévu au deuxième alinéa de l'article 26 ou, si l'enregistrement a été refusé, à compter du jour où la décision judiciaire admettant la régularité de la déclaration est passée en force de chose jugée. »
Le juge exerce un entier contrôle sur le motif tiré de l'indignité d'un ressortissant étranger ayant formulé une déclaration acquisitive de nationalité française (CE, ass, 28 avril 1978, n° 05659, Lebon).
L’administration, qui ne peut se fonder seulement sur l'existence de condamnations pénales (CE, 2 / 6 ss-sect. réunies, 3 févr. 1995, n° 119365, Lebon T.), doit procéder à une appréciation globale des circonstances de l'affaire en prenant notamment en compte l’ancienneté des faits qu'elle reproche au demandeur (CE, 25 septembre 1996, n°160463).
Plus précisément, il appartient à l’administration de tenir compte de la gravité de ces faits, de leur ancienneté et de leur caractère répétitif (CE, 2e / 7e ss-sect. réunies, 28 avr. 2014, n° 372679, Lebon ; et pour une illustration plus récente : CE, 2e ch., 18 déc. 2020, n° 440365).
Ainsi, le Conseil d'État a pu par exemple retenir que le gouvernement pouvait à bon droit opposer le motif d'indignité dans les cas suivants :
- Pour des faits de dissimulation de revenus à l'administration dans le cadre d'une demande du revenu minimum d'insertion, ayant permis à l'étranger concerné de percevoir frauduleusement cette allocation pendant cinq ans (CE, 2e et 7e ss-sect. réunies, 11 juin 2004, n° 233074, Lebon T.) ;
- Pour des faits d'infraction à la législation sur les étrangers et de faux, avec condamnation à une peine d'un an d'emprisonnement (CE, 2e ss-sect. jugeant seule, 19 févr. 2016, n° 392713) ;
- Pour des faits de séquestration arbitraire et d'extorsion de fonds (CE, 2 ss-sect., 9 juin 1999, n° 188388).
Inversement, le Conseil d'État a pu annuler des décrets d'opposition à une déclaration acquisitive de nationalité française dans les cas suivants :
- 12 mois d'emprisonnement avec sursis pour des faits d'abus de confiance, mais faits anciens et réinsertion postérieure de l'intéressé (CE, 20 mars 2000, n° 183634) ;
- Simple altercation avec les services de police (CE, 2 / 6 ss-sect. réunies, 1er mars 1985, n° 45969, Lebon T.) ;
- Conduite sous l'empire d'un état alcoolique, et peine de prison avec sursis, mais faits dont la gravité est relative, et anciens (CE, 2e / 7e ss-sect. réunies, 28 avr. 2014, n° 372679, Lebon).
Application à la situation de Monsieur X
Si l'on reprend les critères dégagés par le Conseil d'État relatifs à la gravité des faits, à leur caractère récent et à leur répétitivité, la décision dont fait l'objet Monsieur X devrait être annulée, compte tenu de cette jurisprudence établie.
En effet, en plus de dix années de présence en France :
- ce sont les seuls faits qui peuvent lui être reprochés ;
- ils revêtent une gravité relative (il s'agissait uniquement de mots) ;
- et, s'ils ne peuvent pas nécessairement être qualifiés « d'anciens » au sens strict, la condamnation était particulièrement modérée, et Monsieur X justifie par ailleurs être très bien inséré au sein de la société française.
Si le Conseil d’État devait considérer que c'est à bon droit que le gouvernement a décidé que Monsieur X est indigne de devenir français, il s'agirait d'un durcissement important et inquiétant de la jurisprudence.
Au demeurant, cela signifierait également que plusieurs centaines de milliers de Français ne sont en réalité pas dignes de l'être…
Le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) nous apprend en effet qu'en 2022, environ 570 000 condamnations pénales ont été prononcées par les tribunaux français.
Entre 75 et 80 % de ces condamnations concernent des ressortissants français, toujours selon le SSMSI.
Si l'on tire le fil et que l'on s'amuse à aller plus loin, en 2016 environ 3,7 millions de personnes (soit approximativement 5,5 % de la population française) avaient un casier judiciaire.
Si l'on reprend le pourcentage de ressortissants français condamnés, avec la fourchette basse de 75 %, cela signifie qu'en 2016 environ 2,7 millions de Français avaient un casier judiciaire, soit autant de personnes s'étant vu infliger une condamnation au moins identique à celle de Monsieur X, et, dans bien des cas, nettement plus lourde.
Finalement, si l'on suit la logique du gouvernement dans l'affaire de Monsieur X, plusieurs millions de Français seraient donc indignes de leur nationalité...